Samedi 5 février 2011.
Voici trois bonnes semaines qu’un anticyclone méditerranéen nous protège et maintient des températures plutôt douces sur l’Alpe. Les faces sont sèches et les conditions
nivologiques clémentes. Cela fait un moment qu’on pense partir en montagne, mais toujours les problèmes d’organisation nous bloquent : difficile d’être libres ensemble au même moment, entre
boulot et autres obligations.
Cette semaine, Pierre et moi sommes libres. Peut-être qu’on aurait pu bosser, mais tant pis. Je n’ai pas choisi le métier de guide pour être contraint d’attendre. Aymeric, lui,
revient d’Argentine et est acclimaté. Il en profitera pour porter les sacs !
Toutes les conditions sont belles et bien réunies pour partir en voyage en face sud du Mont Blanc. L’idée est de faire la « Super Intégrale de Peuterey » : l’ascension du Mont
Blanc en enchaînant trois grandes voies d’escalade. Imaginée par Renato Casarotto, et réalisée en solo du 1 er au 15 février 1982, c’est une des réalisations les plus marquantes et incroyables de
l’époque.
Aïe ! Je ne suis pas sûr d’avoir envie de dormir dehors, d’avoir froid, bouffer des lyophs’ et garder les mêmes chaussettes toute la semaine. Mais cela fait tellement d’années qu’on en
parlait ! Ce serait vraiment se défiler que de ne pas y aller. Et puis à cette période relativement calme de l’année je ne me sens pas indispensable en fond de vallée. Alors que là-haut,
tous les sommets crient mon nom ! Et si je partais pour un voyage qui commencerait sur le pas de ma porte et en compagnie de personnes que j’apprécie et qui sont prêtes, même à se
supporter ?
Dimanche 6 :
On prépare les sacs. Le jour tombe mal. Les magasins sont fermés et il manque toujours quelque chose. On y arrive. 6 jours de nourriture pèsent lourd. On essaie de prendre léger en matos.
Lundi 7 :
On retrouve Alberto sur le parking de Courmayeur qui tous les matins rejoint son restaurant en motoneige. On monte derrière : il fait le con, accélère à fond à chaque sortie de virage,
mais nous fait économiser quelques kilomètres de marche en nous déposant au pied de la montée du refuge Monzino. Il faut que je pense à lui ramener une bouteille…
Les motos s’en vont. Pierre et Aymeric sortent la carte. Comme s’ils n’avaient pas envie de croire qu’il faut maintenant monter tout droit dans la pente ! Petit moment de solitude au moment
où l’on quitte la trace damée : ça enfonce à mi-mollet, au mieux…
Deux sacs de 23kg et un de 16kg pour celui qui trace. On tourne tous les ¾ d’heure.
Environ 5h plus tard, on passe sous Monzino. Heureusement, le matin-même sur le parking, on croise un guide de Courmayeur qui nous conseille de passer par le col de l’Innominata plutôt que par la
rive gauche du glacier du Fréney pour rejoindre le pied de la Noire. Encore 5h et un rappel pour descendre du col de l’Innominata et on arrive à 19h, de nuit, au pied de la Noire. C’est
raide !
Premier repas. On remarque que les sachets de lyophilisés sont équipés d’un zip qui permet de les refermer hermétiquement le temps de la réhydratation. On se dit que pour en conserver la chaleur
on pourrait les mettre dans la doudoune en attendant qu’ils soient prêts. On déconne sur le fait qu’il faut quand même faire gaffe, par trop faire de mouvements brusques… quand un bruit
caractéristique de chute de glace qui percute la neige non loin du bivouac nous oblige à nous jeter au sol pour nous protéger… Les lyophs’ éclatent et se répandent entre les couches de polaires
et de doudoune. Echec.
Mardi 8 :
On part pour la Voie Ratti, TD, dans la raide face Ouest. Les sacs sont légers car on ne fait qu’un aller-retour. Aymeric commence en tête et les longueurs s’enchaînent en grosses à un
rythme régulier. C’est à partir du moment où j’ai touché le rocher que j’ai véritablement fait partie du voyage : les doutes se sont évaporés et l’issue sera le sommet du Mont Blanc en
passant par la Noir et la Blanche.
On grimpera toute la semaine environ 5 longueurs chacun en tête avant de changer de leader. Plus on monte dans la voie, plus c’est raide. Peter passe, chaussons aux pieds (et le sac a pof qui
déborde de magnésie, comme d’hab’), passe la longueur en A1 qu’on n’a pas vraiment jaunie. A 17h on est au sommet autour de la Vierge, qui est complètement folle de nous voir. Mais on n’est pas
des garçons faciles…
Descente en rappels de jour d’abord, facile, puis de nuit, plus galère. Retour au bivouac à 20h. La température descend vite dès le soleil disparu.
Mercredi 9 :
On récupère toutes les affaires de bivouac et on part pour la Voie Boccalatte-Gervasutti TD à la pointe Gugliermina. On y accède en 2h environ par les vires Schneider. L’escalade semble
moins raide et me rappelle celles de l’Oisans où j’ai commencé à grimper. Le rocher cannelé aux prises aléatoires oblige à grimper en position "étoile de mer". Pas facile à protéger : après
3 longueurs on décide de hisser le sac du premier, juste au moment où je passe la main…c’est moche les gars, z’êtes pas joueurs… Petit moment d’incertitude vers les 16h. On est sur une vire
correcte et dans 2h il fera nuit. Peter, n’ayant même pas envisagé la possibilité de s’arrêter avant la nuit, continue droit dans le raide et ravale nos cordes aussi fort qu’il hisse le sac. Ce
qui fait qu’à certains moments le sac grimpe mieux que moi.
Il a eu raison : on arrive avec la nuit sur une petite terrasse de bivouac qu’on aménage une trentaine de mètres sous le sommet. Cette nuit-là un vent se lève et secoue nos duvets pour
s’arrêter juste avant le réveil.
jeudi 10 :
Petite journée en perspective. C’est une course d’arête qui, du sommet de la Gugliermina, nous emmène au col de Peuterey en passant par le sommet de la Blanche. En quelques heures c’est
fait et en début d’après-midi on arrive au sommet. Et là c’est le dilemme : Aymeric voudrait descendre au Grand Pilier d’Angle pour faire la voie Bonatti le lendemain, histoire de faire un
enchaînement plus original. Peter et moi ne sommes pas trop chauds : le rocher nous semble être moins sympa que ces piliers ocre du versant Freney qui nous narguent depuis le premier jour.
Et puis on trimballe depuis le début l’équipement de mixte pour rien. On décide finalement de descendre au col et de partir pour le versant Freney le lendemain.
Au col, c’est soleil, pas de vent : parfait pour la sieste.
On passe l’après-midi à brûler au soleil sur les karrimats en entretenant des discussions pas vraiment philosophiques afin de ne pas trop se fatiguer.
Quand le soleil passe, je jette un œil sur le thermomètre : -17°c. On dirait pas.
Au milieu de ces discussions nous vient l’idée de faire deux voies : la Frost-Harlin au pilier Dérobé, dormir au pied le soir, puis sortir le lendemain par Fantomastic, une ligne de mixte
adjacente. Quitte à être ici, autant en profiter.
Vendredi 11 :
Réveil à 3h, la journée prévoit d’être longue. On remonte la pente de neige et mixte facile jusqu’au pied du Dérobé, où l’on arrive avec le soleil. Soleil un peu voilé, moins envie de faire
du rocher que la veille.
«-C’est quoi cette ligne entre le Dérobé et le Central ?
-Sais pas. Regarde sur le topo.
-Y'a rien sur le topo !
-Ben moi ça me dit bien !
-Pareil !
-Au moins on pourra pas se perdre par rapport au topo… »
J’attaque les 4 premières longueurs : c’est magnifique, soutenu sans jamais être abominable. De la glace fossile remplit le fond de cette fissure-dièdre. Je grimpe au
soleil à plus de 4400m d’altitude dans une voie de rêve.
Je fais relais au pied de la longueur qui nourrissait notre incertitude depuis le bas de la voie.
Aymeric passe en tête. Il nous dit que ça fait quand même moins peur une fois au pied.
« Si tu le dis… »
Les gros friends manquent et s’engager dans cette fissure large ne fait pas envie. Je suis à l’assurage, le regard fixé sur les mollets d’Aymeric qui entretiennent un mouvement vibratoire
rappelant vaguement celui d’une machine à coudre. Finalement c’est après un combat d’ordre moyen qu’il fait relais.
« -Ca protégeait pas trop mal, mais comme tu le sais pas avant de l’avoir fait… »
Encore quelques longueurs (9 au total) plus faciles nous mènent sur l’arête au sommet des piliers, où la nuit nous rejoint. On a ouvert une voie au Mont Blanc !
Et là, on n’est pas au bout de nos peines. Il nous faudra quelques heures de plus pour rejoindre le sommet du Mont Blanc. Ca tire dans les pattes, l’arête est en glace bleue et
nous oblige parfois à traverser sur les pointes avant. Enfin, le dernier raidillon sous le sommet. L’altitude, ajoutée à la fatigue de la semaine, se fait sentir, je marche en zigzag, je
comprends ce que ressentent la plupart des personnes que j’accompagne au sommet du Mont Blanc : Quelle souffrance ! L’hiver prochain on ira plutôt faire du surf au Costa Rica !
21h : Sommet ! L’émotion d’avoir fini, le sentiment d’avoir fait quelque chose d’exceptionnel, et les lumières de la vallée de Chamonix tout en bas. Un petit vent glacial, -23°c. On
descend jusqu'à l’abri d’infortune Vallot. Dernière nuit, les duvets humides ont gelé et semblent pleins de boules de pétanque, les pieds sont plus ou moins défoncés et le granite, aidé du froid,
décolle la peau au bord des ongles des mains.
Samedi 12 :
La nuit a quand même été réparatrice et on descend tranquillement par le Goûter. On retrouve petit à petit la civilisation sur ce versant plus parcouru du Mont Blanc. Tête Rousse, puis le
Nid d’Aigle. C’est la première fois que je passe ici sans y accompagner un client ! Et enfin, les rails qui nous mènent à Bellevue. Les trois types au parfum douteux passent entre les
chaises longues des demoiselles qui prennent le soleil, sans mot dire empruntent la benne, traversent la route, entrent et commandent trois bières, ainsi que trois entrecôtes maître d’hôtel
saignantes, frites et salade.
Vous pouvez voir l'abum super intégrale de Peuterey.
Voir les articles dans le blog sur les ouvertures des nouvelles voies.